
- Le Tao
- Le taoïsme à la recherche d’une harmonie entre l’homme et la nature
- Tao, Sages, Immortels : Vers un dialogue chrétien-taoïste
- De la voie taoïste à la voie christique
- Voir aussi
Le Tao

Le Tao est la matrice de l’univers, un flot immense et perpétuel d’énergie dont les mouvements occupent la totalité du cosmos, un torrent impétueux dont les eaux tourbillonnent dans le temps et l’espace, se séparent et fusionnent. Le Tao est le grand tout, il n’a ni origine ni fin, il existe de toute éternité, c’est l’ordre suprême du monde, il pénètre et anime toute chose et tout être, pierres, plantes, animaux, humains, et leur donne une part de son énergie.
https://www.centre-tao.com/voie-du-tao/le-tao-et-le-taoisme/
Le taoïsme à la recherche d’une harmonie entre l’homme et la nature
Dossier BnF : http://expositions.bnf.fr/chine/reperes/4/index2.htm
Tao, Sages, Immortels : Vers un dialogue chrétien-taoïste

Plus de quarante ans ont passé depuis le livre de Thomas Merton : Le chemin de Chuang Tseu (1). Merton écrivit ce texte avec John C. H. Wu, un des pionniers engagés dans le dialogue chrétien-taoïste. Wu fut le premier, par exemple à traduire le mot Logos dans le prologue de Saint Jean par Tao : « Au commencement était le Tao ». Quoique d’autres avec Merton partageaient les intérêts et vues de Wu, le dialogue est encore à ses débuts.
Le taoïsme, ainsi que le bouddhisme et le confucianisme, sont considérés comme l’un des trois éléments de base de la culture chinoise. Lors de la longue histoire de leur développement, les trois se sont fortement influencés. Le « taoïsme » en anglais se réfère à la fois à la philosophie taoïste (Tao Chia) et à la religion taoïste (Tao Chiao). Les deux ne peuvent être nettement séparées, mais il est bon de faire la distinction entre les deux.
Le taoïsme philosophique et le taoïsme religieux prennent leur source d’inspiration dans le même texte de base : le Tao-Te-Ching, écrit lors de la période connue sous le nom de Printemps-Automne de l’histoire de Chine (722-481 avant Jésus Christ). C’est l’œuvre de Lao-Tseu, le patriarche de l’école taoïste. On ne sait pas grand-chose de lui, mais il est de règle de dire qu’il a été contemporain de Confucius. En plus du texte de Lao-Tseu, la philosophie taoïste s’appuie aussi beaucoup sur les textes de Chuang Tseu (cité dans le titre du livre de Merton) écrits lors de la période des Royaumes Combattants.
Quoique les racines aillent beaucoup plus loin, la religion taoïste comme institution est souvent identifiée à la fondation de la Secte des Maîtres Divins. Au milieu du 2e siècle, un mouvement politico-religieux se développa dans le Szechuan sous Chang Lin (aussi appelé Chang-Tao-lin) qui établit un état semi indépendant et attira de nombreux disciples à la foi par la guérison et autres pratiques magiques et chamaniques.
Le taoïsme religieux a évolué comme une religion de salut organisée. Elle instruisait ses disciples à avoir une vie saine et à rechercher la longévité et l’immortalité par des exercices de respiration et des pratiques de méditation et par l’alchimie (externe et interne). Puisque le taoïsme philosophique et religieux considère Lao-Tseu comme sa principale source d’inspiration, cet article se concentre surtout sur les points de contacts entre la chrétienté et le Tao-Te-Ching (le Livre de la Voie et de la Vertu). Cependant je comparerai et contrasterai les diverses techniques de méditation et de recherche de longévité du Taoïsme en lien avec des pratiques analogues dans le christianisme. De fait, j’examinerai la vision métaphysique du taoïsme et le concept chrétien de Dieu ; le sage taoïste et les évangiles synoptiques ; la méditation taoïste et la méthode hésychaste.
Vision métaphysique taoïste
Les caractères chinois pour Tao consistent en deux éléments : un signifie « tête » et l’autre « courir ». Ce qui signifie ce sur quoi quelqu’un va : le chemin, la route, et dans un sens plus large, la méthode, le principe, la norme. Ces nombreuses connotations sont bien résumées dans le mot « la Voie ». Alors que pour le confucianisme, le Tao est employé pour expliciter le chemin du ciel ou de la terre, chez Lao-Tseu et chez Chang-Tseu, le Tao a une signification métaphysique. Le Tao est la réalité ultime aussi bien que le premier principe qui fait ressortir une forme, une substance, un être, un changement. L’assomption se fait de telle sorte, que puisque l’univers est en devenir, il doit y avoir un principe premier qui inclut le tout et c’est le Tao : « Il y avait quelque chose d’indivis avant la formation du ciel et de la terre, silencieux et vide, indépendant et inaltérable, il circule partout sans se lasser jamais. On peut le considérer comme la mère du monde entier. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme Tao » (chap. 25). (2) Le Tao conçu comme ineffable et sans nom, se trouve aussi dans le chapitre d’ouverture du Tao-Te-Ching : « Le Tao qu’on ne peut exprimer n’est pas le Tao éternel. Le nom qu’on saurait nommer n’est pas le nom de toujours. Wu, (le sans nom) : l’origine du ciel et de la terre ; yu (l’ayant nom) : la mère de tous les êtres » (chap. 1) (3). Les deux termes (wu et yu) apparaissent aussi dans d’autres endroits du Tao te Ching : « Yu et wu interagissent entre eux » (chap. 2) et « les milliers de choses sous le ciel sont nées de yu. Yu vient de wu » (chap. 40). Donc les concepts de wu et de yu sont des concepts de base dans la pensée de Lao-Tseu (4).
Wu étant l’origine du ciel et de la terre, wu ne peut être considéré comme rien ou comme vide dans un sens purement négatif. En tant que premier principe ou en tant que source cachée de tout, le Tao ne peut être une chose dans le sens où ciel et terre, et les « milliers de choses » sont des choses. Attendu qu’il est sans forme ni limitation et que ce n’est pas une chose, le Tao est yu. Wu et yu, le sans-nom et l’ayant-nom sont les deux côtés de la même réalité : yu est la manifestation du Tao, caché comme wu. Le Tao est appelé « mystère » ou « mystère de mystère » (chap. 1), il est donc à la fois transcendant et immanent. Le caractère transcendant du Tao peut être trouvé dans la description donnée au chap. 25 du Tao-Te-Ching, citée plus haut. Pour exprimer l’aspect d’immanence du Tao, Lao-Tseu emploie le terme Te (vertu ou pouvoir) qui est présenté dans la seconde partie du Tao- Te-Ching. Te « est la demeure du Tao » (5). Te est le Tao qui demeure dans les objets ; les objets individuels reçoivent du Tao et deviennent ce qu’ils sont, grâce à Te. Te est aussi décrit comme une mère qui nourrit toute chose : « C’est le Tao qui leur donne la vie, c’est le Te qui prend soin d’eux, qui les fait grandir, qui les fait croître, qui les protègent, les réconfortent, les nourrit, les prend sous ses ailes » (chap.51). Le Te est le côté féminin et immanent du Tao.
Wu et le concept chrétien de Dieu
L’idée de Tao comme le « sans-nom » ou wu trouve un écho dans le concept chrétien de Dieu. Selon la tradition apophatique, ou théologie négative, Dieu est décrit comme silencieux, incompréhensible, ineffable. Dans l’introduction de son ouvrage « Théologie mystique », le Pseudo Denys acclame Dieu comme demeurant « dans la brillante obscurité du silence caché… bien au-delà de toute existence et de toute connaissance » (6). Pour autant que Dieu est au-delà de toute connaissance, Dieu est sans nom, pour autant que Dieu est au-delà de toute créature, Dieu est wu. En tant qu’héritier de cette tradition, Thomas d’Aquin en vient à cette conclusion que « la connaissance humaine la plus profonde de Dieu est la reconnaissance que nous ne connaissons pas Dieu » (7). Cela ne vient pas de notre condition présente mais du fait que la nature de Dieu est au-delà de toute compréhension pour l’intelligence humaine ou angélique, sur terre ou au ciel.
Comme le Tao qui contient les aspects complémentaires du wu et du yu, le Dieu chrétien est lui aussi à la fois caché et visible. Selon l’enseignement de la patristique, le Père est la source cachée de la Déité, vrai silence, incompréhensible et ineffable. Le Fils est la manifestation du Père, « l’image visible du Dieu invisible » (Col 1, 15), la parole née du silence éternel du Père. Par la création et surtout par le mystère de l’Incarnation, le Père invisible se manifeste dans le Fils et en lui nous pouvons voir l’humanité de Dieu.
Comme le Tao, le Dieu chrétien est à la fois immanent et transcendant, Dieu qui réside dans la « lumière inaccessible » (1 Tim 6, 16) est aussi selon les mots d’Augustin, « plus intérieur que l’intime de moi-même » (8).
Puisque les trois personnes divines sont transcendance et immanence pour le monde, chacune a sa propre caractéristique et de façon bien distincte. Le Père reste la source cachée, et le terrain transcendant de la déité au sein même de l’immanence. Le Fils, même s’il fait partie de la face cachée du Père, est la communication divine de la création dans l’histoire du salut. Le Saint-Esprit est le lien intérieur d’amour qui unit le Père et le Fils ainsi que le souffle qui pénètre et anime toute chose. L’Esprit peut être comparé au sein maternel (Te) de Dieu qui abrite, nourrit, et transforme tout être humain ainsi que la création entière.
Une des principales difficultés dans la comparaison du Tao avec le concept chrétien de Dieu est que le Tao est le plus souvent impersonnel. Donc la création du monde par le Tao s’explique en termes de processus naturel plutôt que de création par un acte volontaire ou pensé. Ceci constitue certainement la différence de base entre la philosophie taoïste et la vision chrétienne. Mais la difficulté de percevoir un Dieu impersonnel n’est pas aussi insurmontable qu’il le paraît. Parmi les noms tels que Père, sauveur, berger, les chrétiens emploient aussi pour parler de Dieu des mots tels que vie, lumière, amour, souffle, eau, feu… etc. Si Dieu est au-delà de tout créé et de toute connaissance «nous pourrions dire que Dieu est autant trans-personnel que personnel ».
Le Tao-Te-Ching présente le Tao comme incompréhensible, sans nom et indicible. Comme wu et yu, le Tao est au-delà de tout créé et de tout incréé. Comment peut-on alors affirmer que le Tao est impersonnel, dépourvu de conscience et d’intelligence ? Pour rester fidèle à l’approche apophatique de Lao-Tseu, il serait mieux de continuer à affirmer que le mystérieux Tao est au-delà de ce qui est personnel ou impersonnel, c’est-à-dire qu’il est trans-personnel. Le Taoïsme religieux n’aurait aucune difficulté à adopter cette façon de penser (9).
L’idée d’un Sage taoïste
Même si Lao-Tseu explore le sens métaphysique du Tao, son premier souci est de s’occuper des hommes et de leur façon de vivre, en tant qu’individus et en société. Il définit la personne idéale comme un sage ou une personne vraie. Alors que Lao-Tseu enseigne que tout être peut et doit lutter pour devenir un sage, il présente le sage comme le maître idéal d’un état.
Puisque le Tao est inhérent à toute chose, qu’il pénètre le ciel, la terre et les hommes, Lao-Tseu perçoit l’unité entre les êtres humains et la nature, et envisage même une correspondance exacte entre le microcosme humain et le macrocosme du monde extérieur. De plus Lao-Tseu décrit certains principes généraux du Tao qui demeurent au sein des changements de l’univers, et qui peuvent être appelés « invariables » (10). La capacité à découvrir ces lois constantes s’appelle : « illumination » : « Connaître la constance, c’est l’Illumination ». (chap. 16) Le vrai sage est celui qui est capable de percevoir les voies invariables du Tao manifestées dans la nature.
Le non-agir (wu-wei) est la première constante du Tao. « Le Tao demeure toujours sans agir, et pourtant il n’y a rien qui se fasse sans lui » (Chap. 37). Le non-agir signifie que le Tao n’intervient pas activement mais permet aux choses de suivre leur cours normal. La spontanéité est la signature du Tao : « les hommes suivent la Terre ; la terre suit le ciel ; le ciel suit le Tao, le Tao suit sa route à lui » (Chap. 25).
En conséquence, le sage doit suivre le Tao en pratiquant le non-agir comme principe de vie. Le non-agir ne signifie pas ne rien faire. Cela signifie une remise de soi paisible au Tao en respectant la course naturelle des choses sans violence ni interférences. Le non-agir est caractérisé par le fait que le sage n’a pas de propre pensée, i.e. qu’il n’est pas préoccupé par un intérêt personnel (chap.7). Le non-agir implique aussi la taciturnité et la non-dépendance de sa propre réussite : « Le sage se cantonne dans le non-agir et prodigue un enseignement sans parler… il accomplit les œuvres mais elles ne lui appartiennent pas. Il agit, mais ne se réserve rien. Il accomplit sa tâche sans la revendiquer sienne » (chap. 2). Les mêmes qualités du non-agir sont presque littéralement répétées au chapitre 51, chapitre où Lao-Tseu loue la « vertu profonde » du Tao. Il est clair que le non-agir du sage est l’imitation du Tao.
Lao-Tseu recommande le non-agir surtout comme la qualité essentielle d’un maître idéal qui doit transmettre les règles du wu-wei : « Le sage dit alors : je ne fais rien et les gens eux-mêmes se transforment. J’aspire à la tranquillité et le peuple devient correct. J’applique le non-agir et le peuple connaît la prospérité. Je n’ai plus de désir et le peuple devient simple » (Chap. 57). Le maître taoïste, en « restant tranquille au milieu du peuple » lui permet de grandir. Etroitement lié à l’idée de non-agir, un autre couple de constantes du Tao : « le retour, c’est le mouvement du Tao » (11) (Chap. 40). Nous allons commencer par étudier ce mouvement du Tao. Lao-Tseu le décrit dans ce passage : « Le grand Tao signifie permanent, permanent signifie atteindre au but, atteindre au but signifie retour en arrière » (marche à rebours) (fan) (chap. 25).
Ce qui veut dire que le mouvement du Tao n’est pas linéaire, mais circulaire. Il y a des choses qui apparemment sont opposées mais en réalité complémentaires, comme : facile et difficile, long et court, haut et bas, devant et derrière (chap. 2). Paradoxalement, les grandes choses semblent attirer leurs opposés. De plus, le retour dans le mouvement du Tao est reflété dans le changement du monde. « La chance dépend de la mauvaise fortune, la chance est ce que cache la malchance… la normalité retourne à l’étrangeté, la bonté au mal » (Chap. 58). La loi du retour du Tao tente d’équilibrer des situations injustes : « N’est ce pas la voie du ciel d’être tendue comme un arc ? Ce qui est élevé est abaissé, ce qui est abaissé est élevé. Et donc à ceux qui ont beaucoup, le Tao est enlevé, et à ceux qui ont peu, il donne » (Chap. 77).
Puisque les phénomènes de changement sont gouvernés par la loi du retour, le sage, illuminé par cette loi, doit agir de la manière opposée à celle qu’il souhaite, parce que « celui qui donne à contre cœur finit par donner avec joie ; celui qui amasse trop perd tout » (Chap. 44). Cela ne veut pas dire que Lao-Tseu exalte le complot. Il décrit seulement ce qui arrive : « Le sage, en se mettant lui-même en arrière, est toujours à l’avant-garde. En demeurant à l’extérieur, il est toujours là. N’est ce pas parce qu’il ne lutte pas pour lui-même qu’à la fin tout s’accomplit pour lui ? » (Chap. 7). Autrement dit : « Il ne fait pas acte de puissance, et en fait, il accomplit tout ! » (Chap. 34) sachant que chaque chose peut aller dans un sens et ensuite revenir à l’opposé : « Le sage écarte tout excès, toute extravagance » (chap. 29) et le sage sait aussi quand s’arrêter et quand se retirer : « tenir une (tasse) jusqu’à ce qu’elle déborde n’aide pas à retenir le temps… quand votre travail est fait, retirez-vous. C’est le chemin du ciel » (Chap. 9).
Le mouvement caractéristique du Tao c’est le « retour », et une expression typique de sa fonction est « la faiblesse ». Cette troisième constante est étroitement liée aux deux précédentes : non-agir et retour. L’opposé de faible est fort. Dans le monde, tout le monde veut être fort. Peu de personnes comprennent que la force et le pouvoir sont dangereux. « La rigidité et la dureté sont associées à la mort. La douceur et la faiblesse sont associées à la vie. Les armes puissantes ne triompheront pas, les arbres puissants seront mis à terre » (12) (Chap. 76).
Cependant la faiblesse préconisée par Lao-Tseu n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour atteindre à la vraie force. L’important ici est que la faiblesse devienne force : « Le doux et le faible vaincront le dur et le fort » (chap. 36). Lao-Tseu évoque l’eau pour le décrire : « Rien de ce qui est sous le ciel n’est plus doux ou plus mouvant que l’eau, mais quand l’eau attaque ce qui est dur et résistant, il n’y a rien de plus fort qu’elle » (Chap. 78). La vraie force suggère une force intérieure qui s’accomplit par la pratique de la faiblesse préconisée par Lao-Tseu (13). L’idée de faiblesse est reliée à celle de simplicité, quatrième constante du Tao. Lao-Tseu contemple un état d’innocence première dans laquelle le Tao est inclus. Il considère que mettre en place des codes moraux et des institutions humaines ne sont qu’un artifice dû à notre éloignement l’état de l’origine (chap.18). Donc Lao-Tseu se fait l’avocat d’un retour à la simplicité des débuts en refusant la connaissance et en réduisant les désirs (chap.19). Considérant notre perversion actuelle, ce retour à la simplicité requiert un entraînement. Lao-Tseu emploie l’image d’un enfant et d’un bloc de pierre brut non sculpté, pour décrire la simplicité. Comme la connaissance et les désirs de l’enfant sont très simples, Lao-Tseu compare souvent une personne qui a travaillé sur elle-même à un enfant (14). De même, il utilise le mot p’u (bloc de pierre brut) pour expliquer l’état de simplicité dans lequel les désirs sont dominés (15).
Parallèles avec l’Evangile
Un sage taoïste est celui qui perçoit et suit la façon d’agir constante du Tao, caractérisée par le non-agir, le retour, la faiblesse, la simplicité. Ces qualités peuvent trouver leurs parallèles dans l’enseignement des Evangiles. Tout d’abord l’idée de « retour » abonde dans les Evangiles. Le cantique de Marie, le Magnificat, est un des meilleurs exemples : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles, il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Lc 1, 52-53). Jésus enseignant les béatitudes et les malédictions : « Heureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux est à eux, heureux ceux qui ont faim, ils seront rassasiés… Malheureux vous qui êtes repus maintenant, vous aurez faim » (Lc 6, 20-26) (16). Prédisant que beaucoup entreront dans le Royaume des cieux, Jésus affirme : « Les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers », (Lc 13, 30) Il dit aussi : « Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé » (Lc 13, 30). Et après avoir invité ses disciples à prendre leur croix et à le suivre, Jésus dit : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera » (Mt 16, 25).
Ici dans ce que nous appelons « retour chrétien », un certain privilège est accordé aux pauvres, aux humbles, aux faibles. Et Jésus utilise aussi l’image de l’enfant et l’applique aux simples et aux petits. Quand les disciples essaient d’empêcher les enfants de s’approcher de Jésus, il leur dit : « Laissez les enfants venir à moi… car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent » (17) (Mc 10, 14).
Donc, Dieu ne soutient pas seulement les faibles mais comme le Tao, choisit la faiblesse et la folie apparente comme façons d’agir dans le monde. Saint Paul le dit clairement dans son enseignement sur la Croix. Tout en sachant que la proclamation d’un Christ crucifié est une pierre d’achoppement pour les juifs et folie pour les païens, Paul prêche néanmoins que la « folie de Dieu est plus sage que l’homme » (1 Co 25). Et pour cette raison, Paul veut se vanter que sa faiblesse permet au Christ de manifester sa puissance en lui : « car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10).
Chez Jean le Baptiste, autre grande figure du Nouveau Testament, nous trouvons un exemple très net de non-agir dans le fait de ne pas se rechercher soi-même ni de s’affirmer. Interrogé par les autorités, Jean confesse ouvertement qu’il n’est pas le Messie, ni l’un des prophètes. Il est heureux de se comparer à une « voix » qui crie dans le désert, appelant les hommes à la conversion. Jean déclare qu’il n’est pas digne de dénouer la sandale de Jésus. Préparant le chemin pour le Messie, Jean se réjouit de la venue de Jésus, et dit : « Lui, il faut qu’il grandisse, et que moi je diminue » (Jn 3, 30).
Les techniques de méditation taoïste
Nous avons examiné la vision métaphysique et la description du sage idéal dans le Taoïsme. Pour ajouter quelque chose à notre réflexion, je vais expliquer brièvement les techniques de méditation pour la longévité dans le taoïsme. Bien que Lao-Tseu et Chang-Tseu n’aient pas vraiment parlé de ces méditations en tant que telles, on peut trouver des traces de ce genre de pratique de méditation dans leurs écrits.
Ainsi Lao-Tseu dit : « Atteindre la suprême vacuité et se garder en quiétude. Dix mille choses émergent ensemble. Et je contemple (kuan) leur retour. Maintenant tout refleurit et tout retourne à la source. Retourner à la source, c’est la tranquillité, et cela signifie recouvrer la vie. Recouvrer la vie, c’est la constance, et la constance, c’est l’illumination » (Chap. 16).
Ce passage présente un enseignement précis sur la méditation. Dans d’autres parties de son livre, Lao-Tseu emploie même le terme « atteindre l’unité » (chap. 39) ou « être en unité avec tout (Shou-yi) » (Chap. 10), qui deviendra un terme courant de la méditation taoïste. D’un autre côté, avec Chuang-Tseu, nous trouvons des expressions telles « jeûne de l’esprit » et « assis dans l’oubli » qui ont inspiré bien des techniques de méditation taoïste (18).
Le Taoïsme religieux comprend de nombreuses traditions, et donc, de nombreuses méthodes de méditation. On peut les diviser en deux groupes principaux : la méditation avec concentration et la méditation intérieure (19).
La méditation avec concentration va normalement de pair avec le terme « être en unité avec tout » et se définit comme l’état dans lequel la conscience de l’individu se fixe sur un objet unique.
La méditation intérieure, aussi appelée « vue intérieure » est considérée comme une méditation à un niveau avancé où celui qui la pratique maintient l’ouverture à tous stimuli quels qu’ils soient.
La méditation taoïste est basée sur la conviction que le corps humain est une réplique, un microcosme, de l’univers entier, du macrocosme. Les déités demeurent à la fois dans le corps et dans l’univers. Des techniques de méditation impliquent la visualisation des dieux habitant les différentes parties du corps. Cependant il y a des éléments de base communs aux différentes techniques de méditation taoïstes : une certaine posture extérieure, des exercices de respiration, de la concentration ou une vision intérieure d’une certaine partie du corps, normalement la partie basse du champ de cinabre ou tan-t’ien, situé quelques centimètres sous le nombril.
Le but de la méditation est de libérer celui qui la pratique de l’illusion d’un autre soi afin d’atteindre une connaissance intuitive de soi avec l’univers et avec le Tao qui imprègne toute chose. Le but de la méditation taoïste, contrairement au bouddhisme, n’est pas de se limiter à atteindre l’illumination, mais sert aussi à conserver une bonne santé, à connaître la longévité, et à préparer son « corps d’esprit » à l’immortalité. Il y a quelques signes ou effets secondaires qui accompagnent les progrès dans les pratiques de méditation, comme percevoir une certaine vibration, une certaine chaleur dans le corps et une vision de lumière.
La tradition hésychaste
De telles pratiques de méditation nous rappellent certaines formes de méditation chrétienne. Malgré des différences élémentaires entre ces pratiques, je perçois une certaine affinité entre la méditation taoïste et la tradition orientale de l’hésychasme qui se concentre sur la prière du cœur, la prière de Jésus (20). La pratique de la prière de Jésus consiste en une répétition calme et rythmée d’une brève invocation du nom de Jésus. La formule standard est : « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, aie pitié de moi pécheur » (21). Le but de la prière de Jésus est de parfaire et de faire l’expérience du Christ ressuscité qui nous transforme en nous donnant sa force grâce à l’invocation constante de son saint nom. La foi en Jésus Sauveur est au cœur de la Prière de Jésus et peut ainsi se distinguer des pratiques de méditation taoïste qui n’ont pas cette idée de sauveur.
Le développement de la prière de Jésus a pris naissance au sein d’une méthode psycho-physiologique complexe chez les moines du Mont Athos au 14e siècle. La méthode présuppose une posture externe, une technique de respiration, une fixation interne en son centre, i.e. le nombril, et en une recherche intérieure du cœur profond (22). Les hésychastes parlent aussi de certains signes ou manifestations accompagnant normalement la pratique de la prière de Jésus : une sensation de chaleur et une vision de lumière. Précisant le fait spirituel, le caractère immatériel de ces réalités, ils insistent pour dire que la chaleur et la lumière en question peuvent être ressenties par nos sens corporels puisqu’ils sont transformés par la grâce de Dieu. Bien que les maîtres hésychastes considèrent cette méthode comme secondaires, et non essentiels pour la prière de Jésus, ils appuient leurs dires sur des principes théologiques.
La pratique est en lien avec l’histoire du salut, qui implique une transformation de la personne entière, corps et esprit. La méthode corporelle se base aussi sur la croyance que la résurrection et la transformation de l’homme, ainsi que de l’univers entier, a pour point de départ la résurrection de Jésus avec la lumière de la Transfiguration au Mont Thabor comme préfiguration de la gloire à venir.
Dans les écrits de Chuang-Tseu, on peut trouver des descriptions ésotériques de ce qui s’appelle la « personne parfaite », la « personne spirituelle ». Et on lit que dans les montagnes d’une île isolée, vit un « homme spirituel » qui « ne mange même pas les cinq graines de base, mais aspire le vent et boit la rosée. Il chevauche les nuages, attelle des dragons ailés à son char, et erre au-dessus des quatre océans » (23). Ces descriptions métaphoriques de Chuang-Tseu furent comprises littéralement et aidèrent à la croyance d’Êtres Immortels. Et en même temps, des adeptes taoïstes cherchèrent un élixir pour la longévité ou même l’immortalité, et d’autres croyaient que l’immortalité ne pouvait être atteinte qu’au travers de la mort physique, avec un corps complètement transformé. Selon ce dernier point de vue, la mort est considérée comme un changement de lieu : le corps âgé est comme une demeure aux murs croulants qui ont besoin d’être transformés en quelque chose de mieux. Donc, durant sa vie le sage cherche à se préparer un « corps d’esprit » qui soit valable pour l’éternité, et ce par des techniques de méditation et en vivant une vie morale juste.
Le désir taoïste pour l’immortalité et la recherche d’un élixir trouve un écho chez les chrétiens. Les chrétiens croient à la vie future avec un corps ressuscité. L’Eucharistie est un gage de la résurrection à venir. Et c’est un déjà là et un pas encore. L’Eucharistie est un élixir spirituel qui nourrit, qui guérit, qui transforme la personne tout entière, corps et esprit, et une préparation à la vie éternelle (24).
Enrichissement par la rencontre
J’ai présenté les affinités entre Christianisme et Taoïsme. J’ai aussi abordé les différences qu’il y a entre les deux, comme par exemple le concept d’un Dieu personnel et l’idée de création (25). On pourrait aussi ajouter une autre différence, qui est, la nature historique de la foi chrétienne centrée en Christ, très contrastée avec les enseignements non historiques et intemporels de Lao-Tseu et de Chuang-Tseu. Ceci et d’autres problèmes peuvent être un défi et une invitation à aller plus loin dans le dialogue chrétien-taoïste. Néanmoins, les trois points discutés dans ce texte prouvent qu’il y a possibilité d’approfondir le dialogue et d’explorer le caractère divergent, quoique complémentaire, des deux traditions, dans l’espoir toutes deux soient enrichies par une telle rencontre.
Pour conclure, je pense qu’il serait bon de cibler l’axe central qui unifie les trois aspects du Taoïsme étudiés ici. Je suggérerais l’idée de wu, non-être ou sans forme et vide, comme axe central : wu est la principale désignation du Tao avant même sa propre manifestation en tant que yu ; et par conséquent, le wu-wei, le non-agir, est le chemin du Tao et la qualité la plus importante chez le sage. De plus, les pratiques de la méditation taoïste ont comme but de finaliser cet état de wu, en apportant la paix et le vide de soi à celui qui médite de façon à être envahi par le Tao. Pour percevoir le Dieu chrétien comme wu, il faut se tourner vers la tradition apophatique. Et je crois, qu’au cœur de cette tradition mystique, apophatique, il y a un terrain à creuser pour un dialogue fructueux entre chrétiens et taoïstes.
Traduction : S. Laurence
Source : https://www.aimintl.org/fr/2015-05-29-13-29-48/bulletin-98/vers-un-dialogue-chretien-taoiste
(1) The way of Chang Tzu (New York : New Directions, 1965).
(2) Les numéros des chapitres entre parenthèses sont des références du livre de Lao-Tseu, ou Tao-Te-Ching. Les traductions (en anglais sont celles de l’auteur), en français, la traductrice tente de rester proche du texte (avec comme référence les citations du texte traduit dans le livre : Leçons sur le Taoïsme, de Yves Raguin).
(3) Ce passage a été cité de différentes façons. Avant Wang AN Shih (1021-86), la lecture habituelle a été de joindre wu et yu au nom ming (nom) et donc en ayant wu ming et yu ming comme sans nom et nommé. Wang a été le premier à mettre une virgule après wu et yu, et à faire une interprétation verbale du mot ming, comme le dit le texte ici.
(4) Ceci a déjà été cité dans Chang Tseu, chap 33 : ils [Kuan Yin et Lao-Tseu] ont construit leur système sur le principe du sans nom (wu) et l’ayant nom (yu), et se sont focalisés sur l’idée de l’Unité Suprême (t’ai-yi), cité par Fung Yu Lan, A History of Chinese Philosophy, vol 1 (Princeton : Princeton UP, 2e éd., 1952), 173.
(5) Kuan Tzu, chap.33.
(6) Pseudo Denys, Les œuvres complètes, (The Complete Works, trans. Colm Luibheid. New York Paulist, 1987), 135.
(7) De Pot q.7 a.5.
(8) Conf 3 6 11.
(9) Les religieux taoïstes vénèrent une « trinité (triade) taoïste » qui consiste en Ling Pao (véritable céleste du joyau sacré), incarnation de l’interaction du yin et du yang ; Yu Huang (L’empereur de jade), l’incarnation de la cause primale, et Lao Chun (Lao-Tseu), incarnation du Tao ; cf John Blofeld Taoism the road to Immortality (Boston : Shambhala, 1978), 195.
(10) Pour la description du Tao et de son action comme constante, voir chap. 1, 32, 37,74.
(11) Le soulignement vient de l’auteur.
(12) Ou bien : « Ce que le peuple enseigne, je le fais également ; l’homme violent ne peut bien mourir » (chap. 42).
(13) « Qui passe par-dessus ses difficultés soi même, est fort » (chap. 33) « Celui qui conserve sa faiblesse reste fort » (chap. 52).
(14) Cf. chap. 20, 28, 55.
(15) Cf. chap. 19, 37,57.
(16) Note de la traduction, les références bibliques sont prises dans les lectures liturgiques.
(17) Voir aussi Mt 18, 3-4.
(18) Pour l’expression « jeûne de l’esprit » voir Chuang-Tzu, chap. 4 ; pour l’expression « assis dans l’oubli » voir chap. 6 ; dans : The complete Works of Tchuang Tzu, trans. Burton Watson (New York : Columbia UP, 1968).57-58 ; 90.
(19) Cf Livai Kohn, « Guarding the One : Concentrative Meditation in Taoism » in Taoist Meditation and Longevity Techniques, ed. L.Kohn (Ann Arbor: University of Michigan, Center for Chinese Studies Publications, 1989), 123-156; Idem « Taoist Insight Meditation: the Tang Practice of Neiguan », ibid.,191-222.
(20) Pour l’histoire et la spiritualité de la prière de Jésus, voir le Récit d’un pèlerin russe ; Lev Gillet, La prière de Jésus ; Kallistos Ware, The Power of the Name : the Jesus Prayer in Orthodox Spirituality (Fairacres Oxford : SLGPress, 1986)
(21) Il y a des variations dans la formulation. L’invocation peut être plus courte :« Seigneur Jésus, aie pitié de moi » et parfois le nom de pécheur est ajouté à la fin. Voir Kallistos Ware, The Power of the Name, 5.
(22) Cf Ware, The Power of the Name, 20-25. L’auteur note que les écrivains orthodoxes modernes mettent moins d’insistance sur la méthode corporelle ; il prévient aussi que l’adoption d’une telle méthode doit se faire sous la supervision d’un maiîre spirituel pour éviter toute conséquence fâcheuse.
(23) Chuang-Tseu, chap 1; in Chuang Tzu ; The Inner Chapters, trans AC Graham (London. Mandala, 1981), 46.
(24) Pour le lien entre la Prière de Jésus et l’Eucharistie, voir Lev Gillet : Dans la prière de Jésus.
(25) Pour la difficulté concernant un Dieu personnel ou impersonnel, l’idée de « trans-personnel » a été suggérée comme une solution possible.
De la voie taoïste à la voie christique

François Cheng : « De la voie taoïste à la voie christique, il n’y eut aucun renoncement »
L’académicien François Cheng, trait d’union entre la Chine où il est né et la France, a reçu « Prier », pour un entretien où il revient sur sa foi, sa conception de la beauté et l’échéance de la mort.
Vous avez reçu le baptême en 1969, mais vous ne vous déclarez ni catholique ni chrétien. Vous affirmez avoir choisi « la voie christique », qu’est-ce à dire ?
Je n’ai jamais refusé qu’on me considère comme un chrétien ou un catholique. Simplement, il y a le fait que cette appellation offre, dans l’esprit des gens, une image souvent trop conventionnelle, trop figée. Je viens de très loin. J’éprouve le besoin, vraiment vital, de cerner de plus près une compréhension et un vécu particuliers. Il n’y entre aucune recherche prétentieuse d’une singularité. Au contraire, en toute humilité, par l’affirmation plus exacte de ma vérité, je m’oblige à une manière de vivre au ras de l’humus, sans affichage, sans étiquette.
Comment conciliez-vous la voie du tao et le Christ ?
Je viens de loin, ai-je dit. Je portais en moi la vision du tao, « la voie », vision d’un univers vivant en devenir, animé par le qi, le « souffle-esprit ». Plus tard, bien plus tard, après avoir connu les extrêmes conditions humaines, lorsque j’ai entendu l’affirmation du Christ : « Je suis la voie, la vérité, la vie », j’ai reconnu là une « voie incarnée » qui donne vérité et vie à la voie taoïste qui m’habitait. De la voie taoïste à la voie christique, il n’y eut aucun renoncement ; une authentique ouverture est offerte, qui permet avancement et accomplissement. « J’ai embrassé la voie christique », voilà la formule la plus juste, en ce qui me concerne.
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Vous avez dit que le Christ était « le bien absolu répondant au mal radical »…
Un jour, au sein de l’humanité écrasée par les conditions tragiques de son existence terrestre, Quelqu’un est venu accomplir l’acte absolu : affronter le mal radical au nom de l’amour absolu. Cet acte qui restituait à l’homme sa part divine était accompli une fois pour toutes ; personne ne peut aller plus loin. En effet, il ne manque pas de chefs spirituels qui exhortent au bien. Leur exhortation, faute d’être incarnée jusqu’à ces extrêmes limites, reste relative.
Par ailleurs, les rationalistes comptent sur la seule raison pour vaincre le mal. C’est ignorer la complexité de l’âme humaine. Notre cerveau régit, en plus de la raison, les deux autres entités que sont la mémoire, qui contient tous les affects, et l’imagination, qui contient toutes les pulsions. Seul l’authentique amour parvient à transcender et à transfigurer ce que l’humain porte en lui comme drame.
« L’âme est le lieu de l’unicité de la personne », dites-vous. Toute votre œuvre n’est-elle pas une écoute du battement du cœur, de la vibration de l’âme ? Est-ce que cela ne vous a pas conduit à écrire dans une langue de plus en plus sobre ?
La base et le sommet de ma création, s’il m’est permis de le dire, est la poésie. À force d’affronter l’écriture et le temps, à force d’élagage et de dépouillement, l’âme irréductible du poète parvient à ce langage essentiel que tente de définir le quatrain suivant : « Mais il reste la nuit / Où la braise en souffrance / Épure mille charbons / En unique diamant. »
La beauté est-elle une réalité de nature spirituelle ? Un antidote au mal ? Où la trouvez-vous par prédilection ?
La beauté est un signe fondamental par lequel la Création nous signifie que la vie a du sens. L’univers créé aurait pu n’être que fonctionnel ; ce n’est pas le cas. Au sein de la nature, nous allons d’instinct vers ce qu’il y a de beau. Ce faisant, au lieu de tourner aveuglément en rond, nous prenons une direction. Cette direction nous signifie que nous sommes sur un chemin où réalisation et dépassement sont possibles.
Sensation, direction, signification… ces trois qualités sont réunies par la langue française en un seul mot : sens. La beauté nous montre aussi que tout n’est pas indifférencié, que tout ne se vaut pas ; elle nous procure le sens de la valeur. À la beauté de la nature s’ajoute une beauté spécifiquement humaine : la beauté de l’âme. Apprenons à apprécier, partout et toujours, les regards et les gestes où l’âme humaine, en sa meilleure part, se révèle.
La mort qui nous attend tous est le dénuement par excellence. Comment la percevez-vous ?
Au niveau de l’existence terrestre, c’est la conscience de la mort qui suscite en nous l’élan vers la vie, qui nous pousse à vouloir créer afin de nous dépasser. C’est aussi la mort qui permet à l’ordre de la vie de se renouveler, qui donne à toute vie une chance d’accéder à la transformation, voire à la transfiguration. En réalité, la mort physique est une loi imposée par la vie même. La vie a primauté sur la mort, et non l’inverse. La vie est-elle un fruit du hasard, un épiphénomène ?
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Beaucoup d’astrophysiciens s’extasient en exaltant la splendeur de l’Univers, tout en qualifiant nos existences de « poussière d’étoiles ». L’un d’entre eux, Stephen Hawking, a eu le mérite de dire : « Cet Univers, au fond, ne serait pas intéressant s’il n’y avait pas des êtres qu’on peut aimer. » L’aboutissement de la Création n’est pas l’univers physique, mais la vie, qui est l’unique aventure en devenir – la voie – dont nous faisons partie. Sans notre regard éveillé et notre cœur battant, toute la splendeur d’aurore et tout le ciel étoilé seraient vains.
Que ressentez-vous devant cette ultime échéance ?
Je porte en moi tant de deuils d’êtres chers et tant de mes propres expériences de mort… Cependant, d’avoir été bouleversé tant de fois devant la gloire de la Création suffit à m’emplir de gratitude. Le mot qui me vient aux lèvres est : merci !
Source
François Cheng : «François d’Assise a changé ma vie »
L’écrivain d’origine chinoise raconte sa rencontre avec le Poverello, en 1961.
LE FIGARO LITTÉRAIRE. – Lors de votre premier séjour à Assise, vous aviez trente-deux ans et viviez en France depuis douze ans. Dans quel état d’esprit étiez-vous?
FRANÇOIS CHENG. – J’étais un jeune homme passablement perdu et tourmenté. Je me suis laissé entraîner par des amis pour aller à Assise, sans doute attiré par le soleil d’Italie, peut-être aussi par le vague souhait de connaître un saint. Depuis quelque temps, j’avais pris conscience que les vérités de vie s’incarnent moins dans les idées que chez les êtres. Les idées sont importantes, mais elles se dessèchent si elles ne sont pas effectivement vécues par les êtres.
Vous voilà donc à Assise…
Ce fut un choc et d’abord une rencontre avec ce lieu dont un Chinois pétri de la tradition géomancienne chinoise voit immédiatement que c’est un lieu faste. Je savais à l’époque que je ne pourrais pas retourner en Chine et me considérais comme un exilé. Mais là, en sortant de la gare, lorsque Assise m’est apparue à mi-hauteur de la montagne, ouvrant ses bras dans un geste d’accueil, j’ai senti qu’il me serait possible d’habiter cette terre d’Europe. J’ai arpenté tous les endroits où François a vécu, avec mes amis d’abord et seul ensuite. Auprès de François, j’ai compris que les saints sont là pour nous montrer de quoi l’homme est capable dans le bien, alors que tant de criminels nous montrent de quoi l’homme est capable dans le mal. La vraie sainteté, loin d’être une forme de moralisme morose, est indispensable pour nous faire prendre la pleine mesure de notre destin au sein de l’univers.
Pourquoi appelez-vous François «le Grand Vivant»?
Parce qu’il a embrassé la vie dans sa totalité, sa part lumineuse, exaltante comme sa part sombre, tragique. Comme le Christ son maître, il sait que la voie de la vraie vie passe par la prise en charge des malheurs qui accablent le monde. Il ne doute pas que l’immense aventure de la Vie, toujours en devenir, a besoin de chacun de nous, qui sommes habités par la faim et la soif infinies, pour accéder à un autre ordre de la vie.
Pourquoi pensez-vous que François est le saint le plus extraordinaire?
Ce «frère universel», par son être et ses actes, par son superbe Cantique des créatures– «messire frère soleil», «notre sœur et mère terre», etc. -, a changé la couleur du monde occidental qui s’est révélé soudain plus chaleureux, fraternel, inspirant. Songeons à ce sombre XIIIe siècle, ravagé par les guerres et les épidémies, où l’on se méfiait de la nature, considérée comme le lieu de la chute, donc de la corruption. François opère un renversement de perspective qui annonce la Renaissance. Son Cantique des créatures a inauguré une grande lignée de poètes lyriques, à commencer par Dante, qui écrit à propos de François qu’un «soleil nous est né». Inspirée par François, La Divine Comédie s’achève par l’évocation de la «force d’amour qui meut le soleil et les autres étoiles».
François, écrivez-vous, n’était pas l’homme candide que présente l’imagerie populaire. Il n’a pas écrit son Cantique en se promenant dans les champs au printemps mais à la fin de sa vie. Comment a-t-il pu avoir cette vision cosmique lumineuse alors qu’il était aveugle et souffrait le martyre?
François a épousé la pauvreté et cette pauvreté fut sa force. La pauvreté, chez lui, consiste à se dépouiller, pas seulement de ses biens, mais aussi de toute peur, de tout préjugé, de toute répugnance, de tout souci de soi. Devenu un «rien bienveillant», totalement libre, il rayonne d’une lumière qui ne vient pas de lui. C’est avec cette force désarmée et désarmante qu’il va embrasser le lépreux, neutraliser les brigands, pacifier le loup de Gubbio. Les animaux farouches, les lièvres, les agneaux viennent d’instinct vers lui, attirés par cette force. Les humains aussi, qui trouvent en lui réconfort et confiance, sachant que la lumière qui émane de lui vient d’une transcendance qui ne trahit pas, ne corrompt pas. Lui-même, au bout de toutes les meurtrissures, parle de la joie parfaite. Joie de la donation totale, presque identique à celle du Créateur qui, à partir du Rien, a fait advenir le Tout.
Qu’est-ce que François a changé dans votre existence?
Cette rencontre a été initiatique et a changé ma vie. Dix ans après mon premier voyage à Assise, lors de ma naturalisation, j’ai choisi François comme prénom français. François d’Assise ne laisse personne indifférent. Tous ceux qui sont passés par Assise – Goethe, Chateaubriand, Julien Green, Simone Weil – sont conquis par lui. Au milieu de nous, il a tracé un chemin de Vraie Vie possible. On peut même aller jusqu’à dire qu’il a rendu «praticable» la voie christique. Depuis lors, j’ai l’impression d’avoir constamment à côté de moi un frère, un ami qui m’empêche de verser dans la complaisance, le faux-semblant, qui me maintient dans la passion du vrai et du beau. Je préfère ne pas me définir comme chrétien, parce que je suis toujours en quête et habité par l’idée de l’Ouvert.
Et je ne me demande pas, comme le fait Emmanuel Carrère, si j’ai la foi ou pas. Mais à travers François j’ai mieux connu le Christ et épousé sa Voie. Je suis porté par la conception du Tao, mais il me semble que la Voie du Christ m’a mené plus loin, dans mon rapport aux êtres et dans l’expérience mystique qu’est pour moi la poésie. La pauvreté intérieure, qui dénude et rend accueillant, permet d’être poète. Cette pauvreté se cultive par la méditation. On peut prier presque tout le temps, dans les salles d’attente, partout. Prier est une façon de s’ouvrir aux êtres et à l’Être, de déchiffrer et de relier.
Avez-vous entrevu ce que François a vu?
Malgré les épreuves, mes années de vieillesse ne sont pas marquées par l’amertume mais par la gratitude, notamment envers les êtres que mes écrits mettent sur ma route. Je voudrais dire à ce propos mon émerveillement, parce qu’il y a en France un réservoir impressionnant d’intelligence, de sensibilité et de spiritualité, un peuple éveillé qui s’épanouira dès que l’occasion sera donnée. Je ressens un immense besoin de célébration. Le recueil de poèmes que je prépare s’intitulera d’ailleurs La vraie gloire est ici.