24/06 Nativité de Saint Jean-Baptiste

« Et, demandant des tablettes, il écrivit : Jean est son nom. »
  1. La fête de la naissance de saint Jean-Baptiste ou la « Noël d’été »
  2. Textes et chants de la messe
    1. Introït
    2. Collecte
    3. Lecture du Prophète Isaïe.
    4. Graduel
    5. Suite du Saint Évangile selon saint Matthieu Luc Jean Marc.
    6. Credo de la messe royable de Henri du Mont
    7. Offertoire
    8. Secrète
    9. Préface de saint Jean-Baptiste.
    10. Sanctus et Agnus Dei de la messe royale de Henri du Mont
    11. Communion
    12. Postcommunion
    13. Ite missa est : de la messe royale du sixième ton d’Henry du Mont
  3. Fête de la Saint-Jean d’été
  4. LA « VOIE PERDUE », L’ECHELLE MUSICALE ET LE DESTIN DE LA MODERNITE, PAR DOMINIQUE BERTRAND
    1. Introduction
    2. 1) – LA PRIÈRE. (9e siècle)
    3. 2)- LA SOLMISATION ET LA POLYPHONIE. (Xe siècle)
    4. 3)- LA GAMME ET « LA TEMPÊTE TRITONIENNE ».
    5. – 4) LE RETOURNEMENT TONAL XVIIe siècle :
    6. 5)- DOMINUS (18e siècle)
    7. – 5 bis) TEMPÉRAMENT
    8. 6) – MEPHISTO. (XIXe siècle).
    9. – 7) AUJOURD’HUI.
    10. Interprétation du Ut queant laxis par Donna Stewart
    11. Pour en savoir plus : « Le Diabolus des sages »
  5. Sources
  6. Voir aussi

La fête de la naissance de saint Jean-Baptiste ou la « Noël d’été »

La fête de la naissance de saint Jean-Baptiste est célébrée six mois avant celle du Christ, en accord avec l’évangile de Luc, qui rapporte que la conception du Précurseur avait eut lieu six mois avant celle du Sauveur :

Et sachez qu’Élisabeth, votre cousine, a conçu aussi elle-même un fils dans sa vieillesse, et que c’est ici le sixième mois de celle qui est appelée stérile (Luc I, 36).

Aussi la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste est-elle aussi appelée la “Noël d’été”. On pourrait s’étonner que l’Eglise ait choisi le 24 juin plutôt que le 25 juin pour la célébrer, mais de fait la coïncidence entre les deux Noëls fonctionne si l’on utilise l’ancienne computation des dates romaines : le 24 juin est en effet le VIIIème jour des calendes de juillet et le 25 décembre le VIIIème jour des calendes de janvier.

Alors que la fête de la lumineuse & glorieuse naissance du Christ survient aux alentours du solstice d’hiver, là où la nuit est la plus noire, la fête de la nativité de saint Jean-Baptiste survient au moment du solstice d’été, lequel marque le moment où les jours recommencent à décroître. Jean-Baptiste ne disait-il pas du Christ : “Il faut qu’il croisse, et que je diminue.” (Jean III, 30).

Comme l’institution de la fête de Noël fut romaine à l’origine, il paraît bien que celle de la Noël d’été le fut également, avant de se répandre en Orient. On conserve 8 sermons de saint Augustin (354 † 430) pour cette fête. Le Sacramentaire Léonien – dont les formules remontent au pontificat de saint Léon le Grand (440-461), nous conserve pas moins de cinq messes différentes : une messe pour la vigile la veille au soir, une messe probablement de l’aurore, une messe du jour et deux messes célébrées au baptistère de Saint-Jean-de-Latran.

Le parallélisme liturgique entre les 2 Noëls est assez frappant. Comme l’Avent précède Noël, la Nativité de saint Jean-Baptiste était précédée d’un jeûne préparatoire de plusieurs semaines. Dans le sacramentaire grégorien, comme à Noël, la veille – entre none & vêpres – se célèbre la messe de la vigile (celle-ci est toujours marquée dans notre Missel Romain). Puis avait lieu une seconde messe durant la nuit ou à l’aurore (disparue de notre missel) et enfin une troisième messe du jour (l’actuelle messe de la fête), célébrée entre tierce & sexte. Comme à Pâques, les IIndes vêpres de la saint Jean étaient des vêpres stationales au cours desquelles on se rendait en procession aux fonts baptismaux.

Les trois hymnes de la fête ont été composées en action de grâce par Paul Diacre, moine du Mont-Cassin au VIIIème siècle. Celui-ci en effet avait perdu sa voix avant de chanter l’Exultet pascal et avait invoqué le secours de saint Jean Baptiste qui avait guéri par sa naissance le mutisme de son père Zacharie. La poésie distinguée de Paul Diacre, ami de Charlemagne, constitue un beau témoignage de la Renaissance Carolingienne des lettres & des Arts.

L’hymne des vêpres – Ut queant laxis – est tout à fait fameux, car il a servi à donner leurs noms aux notes de la musique. Guy d’Arezzo en effet utilisa la mélodie en usage en Italie – laquelle monte de degré en degré de l’Ut au La au début de chaque hémistiche – pour nommer les notes (le Si n’est pas dans la mélodie et il est formé de la réunion des deux initiales Sancte Iohannes) :

Il convenait que le divin Précurseur, la Voix dont les accents révélèrent au monde l’harmonie du Cantique éternel, eût cet honneur de voir se rattacher à son nom l’organisation des mélodies de la terre. (dom Guéranger).

Textes et chants de la messe
Introït

Ant. ad Introitum. Is. 49, 1 et 2.Introït
De ventre matris meæ vocávit me Dóminus in nómine meo : et pósuit os meum ut gládium acútum : sub teguménto manus suæ protéxit me, et pósuit me quasi sagíttam eléctam.Des le sein de ma mère, le Seigneur m’a appelé par mon nom : Il a rendu ma bouche semblable à un glaive acéré, il m’a protégé à l’ombre de sa main, il a fait de moi comme une flèche choisie.
Ps. 91, 2.
Bonum est confitéri Dómino : et psállere nómini tuo, Altíssime.Il est bon de louer le Seigneur : et de célébrer votre nom, ô très-haut.
V/.Glória Patri.
Collecte
Oratio.Collecte
Deus, qui præséntem diem honorábilem nobis in beáti Ioánnis nativitáte fecísti : da pópulis tuis spirituálium grátiam gaudiórum ; et ómnium fidélium mentes dirige in viam salútis ætérnæ. Per Dóminum.Dieu, vous nous avez rendu ce jour vénérable par la nativité du bienheureux Jean : accordez à votre peuple la grâce des joies spirituelles ; et dirigez les âmes de tous les fidèles dans la voie du salut éternel.
Lecture du Prophète Isaïe.
Léctio Isaíæ Prophétæ.Lecture du Prophète Isaïe.
Is. 49, 1-3, 5, 6 et 7.
Audíte, ínsulæ, et atténdite, pópuli, de longe : Dóminus ab útero vocavit me, de ventre matris meæ recordátus est nóminis mei. Et pósuit os meum quasi gládium acútum : in umbra manus suæ protéxit me, et pósuit me sicut sagíttam eléctam : in pháretra sua abscóndit me. Et dixit mihi : Servus meus es tu, Israël, quia in te gloriábor. Et nunc dicit Dóminus, formans me ex útero servum sibi : Ecce, dedi te in lucem géntium, ut sis salus mea usque ad extrémum terræ. Reges vidébunt, et consúrgent príncipes, et adorábunt propter Dominum et sanctum Israël, qui elégit te.Îles, écoutez, et vous, peuples lointains, soyez attentifs. Le Seigneur m’a appelé dès le sein de ma mère ; lorsque j’étais encore dans ses entrailles, il s’est souvenu de mon nom. Il a rendu ma bouche semblable à un glaive acéré, il m’a protégé à l’ombre de sa main ; il a fait de moi comme une flèche choisie, il m’a caché dans son carquois. Et il m’a dit : Tu es mon serviteur, Israël, et je me glorifierai en toi. Et maintenant le Seigneur dit, lui qui m’a formé dès le sein de ma mère pour être son serviteur : voici que je t’ai établi pour être la lumière des nations, et mon salut jusqu’à l’extrémité de la terre. Les rois verront et les princes se lèveront, et ils adoreront, à cause du Seigneur qui a été fidèle, et du Saint d’Israël qui t’a choisi.
Graduel

Graduale. Ier. 1, 5 et 9.Graduel
Priusquam te formárem in útero, novi te : et ántequam exíres de ventre, santificávi te.Avant que je t’eusse formé dans les entrailles de ta mère, je t’ai connu : avant que tu fusses sorti de son sein, je t’ai sanctifié.
V/. Misit Dóminus manum suam, et tétigit os meum, et dixit mihi.V/. Alors le Seigneur étendit sa main et toucha ma bouche et me dit.
Allelúia, allelúia. V/. Luc. 1, 76 Tu, puer, Prophéta Altíssimi vocáberis : præíbis ante Dóminum paráre vias eius. Allelúia.Allelúia, allelúia. V/. Toi, petit enfant, tu seras appelé le prophète du Très-Haut, car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses voies. Alléluia.

Suite du Saint Évangile selon saint Matthieu Luc Jean Marc.
+ Sequéntia sancti Evangélii secúndum Lucam.Suite du Saint Évangile selon saint Matthieu Luc Jean Marc.
Luc. 1, 57-68.
Elísabeth implétum est tempus pariéndi, et péperit fílium. Et audiérunt vicíni et cognáti eius, quia magnificávit Dóminus misericórdiam suam cum illa, et congratulabántur ei. Et factum est in die octávo, venérunt circumcídere púerum, et vocábant eum nómine patris sui Zacharíam. Et respóndens mater eius, dixit : Nequáquam, sed vocábitur Ioánnes. Et dixérunt ad illam : Quia nemo est in cognatióne tua, qui vocátur hoc nómine. Innuébant autem patri eius, quem vellet vocári eum. Et póstulans pugillárem, scripsit, dicens : Ioánnes est nomen eius. Et miráti sunt univérsi. Apértum est autem illico os eius et lingua eius, et loquebátur benedícens Deum. Et factus est timor super omnes vicínos eórum : et super ómnia montána Iudǽæ divulgabántur ómnia verba hæc : et posuérunt omnes, qui audíerant in corde suo, dicéntes : Quis, putas, puer iste erit ? Etenim manus Dómini erat cum illo. Et Zacharías, pater eius, repletus est Spíritu Sancto, et prophetávit, dicens : Benedíctus Dóminus, Deus Israël, quia visitávit et fecit redemptiónem plebis suæ.Le temps où Élisabeth devait enfanter s’accomplit, et elle mit au monde un fils. Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait signalé envers elle sa miséricorde, et ils l’en félicitaient. Et il arriva qu’au huitième jour ils vinrent pour circoncire l’enfant, et ils l’appelaient Zacharie, du nom de son père. Mais sa mère, prenant la parole, dit : Non, mais il sera appelé Jean. Ils lui dirent : II n’y a personne dans ta famille qui soit appelé de ce nom. Et ils faisaient des signes à son père, pour savoir comment il voulait qu’on l’appelât. Et, demandant des tablettes, il écrivit : Jean est son nom. Et tous furent dans l’étonnement. Au même instant, sa bouche s’ouvrit, et sa langue se délia, et il parlait en bénissant Dieu. Et la crainte s’empara de tous leurs voisins, et, dans toutes les montagnes de la Judée, toutes ces choses étaient divulguées. Et tous ceux qui les entendirent les conservèrent dans leur cœur, en disant : Que pensez-vous que sera cet enfant ? Car la main du Seigneur était avec lui. Et Zacharie, son père, fut rempli du Saint-Esprit, et il prophétisa, en disant : Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple.
Credo de la messe royable de Henri du Mont

Offertoire

Ant. ad Offertorium. Ps. 91, 13.Offertoire
Iustus ut palma florébit : sicut cedrus, quæ in Líbano est, multiplicábitur.Le juste fleurira comme le palmier : et il se multipliera comme le cèdre du Liban.
Secrète
Secreta.Secrète
Tua, Dómine, munéribus altária cumulámus : illíus nativitátem honóre débito celebrántes, qui Salvatórem mundi et cécinit ad futúrum et adésse monstravit, Dóminum nostrum Iesum Christum, Fílium tuum : Qui tecum vivit.Seigneur, nous accumulons les dons sur vos autels : célébrant avec l’honneur qui lui est dû, la nativité de celui qui a rendu hommage au Sauveur du monde, avant sa venue, et qui l’a désigné ensuite comme présent, en la personne de notre Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, qui avec vous.

Préface de saint Jean-Baptiste.
In aliquibus diœcesibus, præfatio S. Ioannis Baptistæ.En certains diocèses, préface de saint Jean-Baptiste.
Vere dignum et iustum est, æquum et salutáre,
nos tibi semper et ubíque grátias ágere :
Dómine sancte, Pater omnípotens, ætérne Deus.
Il est vraiment juste et nécessaire,
c’est notre devoir et c’est notre salut,
de vous rendre grâces toujours et partout,
Seigneur, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant.
Et tuam in beáto Ioánne Baptísta Præcursóre magnificéntiam collaudáre,
qui vocem Matris Dómini nondum éditus sensit,
et adhuc clausus útero,
advéntum salútis humánæ prophética exsultatióne significávit.
et de chanter les merveilles que vous avez faites pour saint Jean Baptiste, le Précurseur :
Avant même de naître, il reconnut la voix de la Mère du Seigneur ;
en tressaillant avant de naître,
il annonça d’une exultation prophétique l’avènement du Salut des hommes.
Qui et genetrícis sterilitátem concéptus ábstulit,
et patris linguam natus absólvit,
solúsque ómnium prophetárum Redemptórem mundi,
quem prænuntiávit, osténdit.
Sa mère, en le concevant, fut délivrée de la stérilité,
et, quand il naquit, la langue de son père se délia.
Après avoir prédit le Rédempteur du monde,
il fut parmi tous les prophètes le seul qui le montra.
Et ut sacræ purificatiónis efféctum aquárum natúra concíperet,
sanctificándis Iordánis fluéntis,
ipsum baptísmo baptísmatis lavit auctórem.
Et pour que l’eau devienne capable de sanctifier,
c’est dans les flots du Jourdain, désormais consacrés,
qu’il baptisa l’auteur du baptême.
Et ídeo cum Angelis et Archángelis,
cum Thronis et Dominatiónibus
cumque omni milítia coeléstis exércitus
hymnum glóriæ tuæ cánimus,
sine fine dicéntes :
C’est pourquoi, avec les Anges et les Archanges,
avec les Trônes et les Dominations,
et avec toute la milice de l’armée céleste
nous chantons l’hymne de votre gloire
en disant sans cesse :
Sanctus et Agnus Dei de la messe royale de Henri du Mont

Communion

Ant. ad Communionem. Luc. 1, 76.Communion
Tu, puer, Propheta Altíssimi vocaberis : præíbis enim ante fáciem Dómini paráre vias eius.Toi, petit enfant, tu seras appelé le prophète du Très-Haut : car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses voies.
Postcommunion
Postcommunio.Postcommunion
Sumat Ecclésia tua, Deus, beáti Ioánnis Baptístæ generatióne lætítiam : per quem suæ regeneratiónis cognóvit auctórem, Dóminum nostrum Iesum Christum, Fílium tuum : Qui tecum vivit.Que votre Église, Seigneur, trouve un sujet de joie en la naissance du bienheureux Jean-Baptiste, par qui elle a reconnu l’auteur de sa régénération, Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils. Qui avec vous.

Ite missa est : de la messe royale du sixième ton d’Henry du Mont

Fête de la Saint-Jean d’été

La nativité « de ce Prophète du Très-Haut » en cette Noël d’été est intimement liée à l’avènement du Messie. A partir de la fête de la Nativité de S. Jean, les jours décroissent, car le soleil ayant atteint le point culminant de sa course annuelle, se remet à descendre. Au contraire, la fête de la Nativité du Sauveur, dont celle-ci est le prélude, marque l’époque où le soleil recommence à monter sur son orbite. Le Précurseur doit s’effacer devant Jésus qui est la vraie lumière des âmes. « Il faut qu’il croisse, dit Saint Jean, et que je diminue ». Les solstices étaient l’occasion de fêtes païennes où l’on allumait des feux pour honorer l’astre qui nous donne la lumière. L’Église christianisa ces rites en y voyant un symbole de Saint Jean qui était « une lampe ardente et brillante ». Aussi « encouragea-t-elle ce genre de manifestation qui correspondait si bien au caractère de la fête. Les feux de la Saint-Jean complétaient heureusement la solennité liturgique ; ils montraient unies dans une même pensée l’Église et la cité terrestre ». Le nom du Précurseur est inscrit au Canon de la Messe en tête de la 2e liste. On célébrait autrefois, au jour de sa fête, trois messes en son honneur, et nombreuses étaient les églises qui lui étaient dédiées.


LA « VOIE PERDUE », L’ECHELLE MUSICALE ET LE DESTIN DE LA MODERNITE, PAR DOMINIQUE BERTRAND

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– La St-Jean est aussi la fête de la musique –

– Une bouteille à la mer de l’intelligence.

Si je re-re-repartage cet article – très (très) long (et que je viens encore de rallonger) – sur la symbolique de la gamme musicale, c’est qu’il constitue l’essentiel de plus de quarante années de recherches, et que si celles-ci contribuèrent en leur temps à m’ouvrir l’esprit (par l’oreille, comme Gargantua), elles pourraient être utiles à quelqu’un que la question de l’Écoute travaille. Je lance donc cette bouteille à la mer, espérant son contenu compréhensible malgré la complexité de l’enjeu (sachant que parler musique est un défi redoutable). (Par « mer de l’intelligence », j’entends ici le mouvement chaotiques des idées en émergences parmi les zumains – et dont ce rézo est, pour le meilleur et le pire, un des lieux de manifestation – idées naissantes dont les rencontres aléatoires peuvent déclencher des intuitions inattendues).

Article très long donc pour le format fb (douze pages), mais qui a l’avantage de jeter un éclairage fort singulier sur les coulisses de l’Histoire de l’Occident (proprement « inouï »), soulevant des questions tellement fondamentales qu’elles me paraissent incontournables à la compréhension de ce qui nous arrive aujourd’hui. L’objectif est de traverser à l’oreille 12 siècles de l’histoire de l’Occident, avec la musique comme fil d’Ariane (et Rabelais comme guide).

[ Les questions soulevées ici me dépassant bigrement, je serais prêt à organiser une (ou plusieurs) rencontres visio avec les quelques personnes qui, suffisamment courageuses pour aller jusqu’au bout de ce pensum, seraient partantes pour tenter de « faire avancer le schmilblick », comme disait Maître Coluche ].

Cela concerne l’énigme de l’Écoute et les effets spécifiques de la musique sur le psychisme humain, en ouvrant large le zoom historique, et en prenant en compte les textes et légendes « originaires » qui lui sont associées (Pythagore, les évangiles, une prière médiévale, la figure de St-Jean Baptiste, la Légende Dorée, Rabelais, la légende de Faust). Ceci afin d’y déceler la mise en mouvement d’une constellation symbolique étonnamment cohérente malgré les siècles, dont on verra dépendre l’ouverture progressive de l’écoute collective, et les étapes historiques de sa transformation. Les questions soulevées en cours de travail – à ma grande surprise – ouvrirent bien au-delà du champ musical, impliquant toutes les dimensions de la culture humaine (les grandes mutations dans l’histoire de la gamme correspondent aux grandes mutations de la représentation collective du monde), la particularité de la musique étant d’en montrer le mouvement « interne » avec une précision mathématique indiscutable. Si je ne m’attendais guère à soulever de tels lièvres, véritable défi pour l’intelligence, l’intuition de la musique comme processus d’entendement s’en trouva largement confirmé.

L’article contient ici l’essentiel des éléments qui concourent à cette aventure multiséculaire, et des pistes de réflexions soulevées en cours de route. La lecture n’en est pas facile : l’écriture faisant de nombreux allers et retours parmi les siècles pour tenter de faire apparaître, dans la trame temporelle, cet insistant motif, et tenter d’en préciser les entrelacs symboliques. Et donc de cerner l’énigme posée par l’ensemble des coïncidences qui gravitent avec une troublante insistance autour de cette histoire.

(Dédié à Alain Didier Weill, qui me prêta sa surprenante écoute au long de cette recherche).

Dominique Bertrand https://www.facebook.com/photo/?fbid=10161329260989589&set=a.10151603705184589

LA « VOIX PERDUE », L’ÉCHELLE MUSICALE

ET LE DESTIN DE LA MODERNITÉ

Introduction

La « Légende dorée » de Jacques de Voragine relate un évènement historique (IXe siècle) : une prière chantée qui est à l’origine du baptême des notes de la gamme musicale (leur nomination : Ut (Do), Ré, Mi, Fa Sol, La, Si). Cet événement peut être interprété comme la première étape d’un processus de mutation propre non seulement à la musique occidentale, mais aussi à l’ensemble des valeurs culturelles qui la sous-tendent, jusqu’au bouleversement historique qui distinguera cette culture de toutes les autres : l’entrée dans la « Modernité » (17ème). Selon cette lecture musicale de l’histoire,, cette mutation-transition de la forme « Modale » à la forme « Tonale » – se déroule sur huit siècles en plusieurs étapes.

1) – LA PRIÈRE. (9e siècle)

La première étape est d’ordre spirituel, concernant la voix (et le thème de la « Voix perdue ») : c’est une prière chantée, dont la richesse symbolique (comme on va le voir plus loin) projette sur les autres étapes une dimension signifiante exceptionnelle, hélas méconnue, même de la plupart des musiciens. Cette époque correspond aussi au passage de la monodie (une mélodie d’une seule voix, à l’unisson) à la polyphonie (d’abord deux voix différentes superposées, puis trois, etc.).

Selon la légende, Paul Diacre (conseiller culturel de Charlemagne), dirigeant la messe de Pâques, perd la voix au moment le plus dramatique du rituel – qui lui-même marque le moment le plus dramatique de l’année liturgique : la crucifixion et la résurrection du Christ. C’est en plongeant le cierge pascal dans l’eau – symbolisant la descente aux enfers du Christ pour y délivrer Adam de la malédiction du « péché originel » – qu’il perd la Voix, se trouvant dans l’impossibilité de prononcer les paroles rituelles symbolisant la remontée, et donc la résurrection ! Il se tourne alors vers St Jean le Baptiste, retrouve la voix, accompli le rituel et compose la prière, dont les phrases mélodiques débutent chacune sur chaque degré ascendant de l’échelle :

Ut queant laxis : Pour être détendus

REsonare fibris : Résonnant de toutes nos fibres

MIra gestorum : Dans la vision de tes gestes

FAmuli tuorum : Nous tes serviteurs

SOLve polluti : Dissous la souillure

LAbii reatum : De la lèvre accusée

Sancte Iohanes : Saint Jean.

En français moderne : « Afin que tes fidèles puissent chanter les merveilles de tes gestes d’une voix détendue, nettoie la faute de leur lèvre souillée, ô Saint Jean. »

Il importe ici de préciser que Paul ne s’occupe pas ici de « gamme », ni de baptiser les notes : il chante. Si les six premières phrases sont chantées sur les degrés ascendants de l’échelle, l’ascension s’arrête sur l’avant dernière phrase (Labii reatum), la dernière (Sancte Iohanes) redescendant à partir du sol. (Il faudra six siècles une longue maturation pour baptiser le septième degré Si, et voir apparaître la notion de gamme au sens moderne, tonal).

– La Voix Perdue

La symbolique plonge aux racines mêmes du christianisme avec la naissance « surnaturelle » de Jean, celui baptisera Jésus comme Messie. Zacharie, prêtre du Temple, a la vision de l’ange Gabriel lui annonçant la naissance prochaine d’un enfant exceptionnel, consacré à dieu (« Nazir »), nommé Jean. Devant sa réaction incrédule – sans enfants, Zacharie est âgé, sa femme Elizabeth aussi – l’ange le condamne à perdre la voix. Il ne la retrouvera que neuf mois plus tard, au moment de nommer « Jean » le nouveau-né lors de son baptême (circoncision). Celui-ci vivra en ermite (nazir) dans le désert, prodiguant le rite du baptême (plongée dans les eaux du Jourdain) pour la purification des péchés, se nommant lui-même « la Voix criant dans le désert » pour annoncer la venue du Messie, et mourra la gorge tranchée par Salomé pour avoir mis en cause Hérode, le pouvoir politique. Ces variations du thème de la voix firent de l’Immergeur (le Baptiste) un saint médiéval très populaire, invoqué contre les maux de gorge. C’est donc ici dans une position analogue à Zacharie que se situe Paul Diacre, retrouvant la voix en prononçant le nom de Jean.

– Symbolique :

Le contenu de la prière s’organise à la manière d’un processus thérapeutique :

1)-l’exposé du symptôme qui affecte la sensorialité

(Ut Ré Mi : être tendu, ne pas résonner, ne pas voir).

2) – sa cause, impliquant la parole et donc l’intelligible

(Sol La : la souillure sur la lèvre accusée)

3)- sa solution

(Solve, action du baptême).

4)- et les deux pôles de l’interaction

(Fa : celui qui demande, Si : celui à qui il s’adresse).

Le passage du symptôme sensoriel à sa cause intelligible et solution, s’articule sur Famuli tuorum – tes serviteurs – inscrivant le Sujet de la prière dans la relation « patient-thérapeute » par un intervalle qui, le baptême une fois complété, prendra un sens remarquable, clé de lecture de ce qui suit.

La nature de la « faute » qui souille les lèvres » (et dont la sensorialité toute entière est affectée) se comprend grâce à la rencontre avec l’ange dans le temple, où Zacharie perd la voix pour avoir douté de la promesse de fécondité.

La nature de la solution est le baptême évoqué en Mi : « la vision de tes gestes », soit le rituel de l’immersion.

Les éléments symboliques essentiels (qui ont « l’onde » en commun) sont donc ici l’eau et la voix (la perte de celle-ci associant les notions de Foi à celle de Fécondité).

2)- LA SOLMISATION ET LA POLYPHONIE. (Xe siècle)

La seconde étape est d’ordre pédagogique, en réponse à la complexité apportée par la polyphonie naissante : éviter les dissonances pour les apprentis chantres. Auparavant, la stricte monodie (tous les choristes chantent la même mélodie d’une même voix) se suffisait de la mémoire, mais l’adjonction de voix superposées complique la donne, obligeant l’écoute à s’ouvrir « en largeur » pour entendre la simultanéité des informations différentes. Si le chant modal monodique se déploie selon deux dimensions (durée et hauteur) avec cette « simultanéité complexe » la polyphonie introduit donc une troisième dimension (perpendiculaire aux deux autres) que l’on nommera plus tard « Harmonie ».

S’ouvre alors une longue période de maturation de l’écoute collective, capable d’entendre progressivement de plus en plus vaste dans cette dimension nouvelle. Dans la complexité grandissante, l’écoute commence à repérer un ordre potentiel organisant cette simultanéité, qui deviendra explicite plus tard avec la notion d' »accords ».

La réponse technique à l’arrivée de la polyphonie fut la création de la Portée (à quatre lignes) par Guido d’Arrezo, et sa mise au point de la Solmisation, mnémotechnique de l’échelle sonore dont il nomma chaque degré par la première syllabe de chaque phrase de la prière de Paul Diacre. Celle-ci étant connue de tous les moines, son ordre ascendant servit de point de repère pour mémoriser la place respective des tons et demi-tons, accélérant considérablement le temps d’apprentissage des élèves chanteurs. L’invention attira l’attention du pape Jean XXI, qui l’officialisa.

Précisons qu’il n’est toujours pas ici question de gamme (qui n’est encore une simple échelle dont les degrés sont désignés par des lettres de l’alphabet, comme aujourd’hui dans les pays anglo-saxons) : la note Si n’en fait toujours pas partie.

Grâce au nouveau procédé mnémotechnique, le développement de la polyphonie prend alors des dimensions vertigineuses qui ira jusqu’à combiner plus de quarante voix distinctes (Tallis, Ockeghem, Gabrielli), obligeant l’introduction de dissonances passagères qui complexifient le jeu de tension-détente en rajoutant des « épices » nouveaux au plaisir de l’écoute. Jusqu’alors, la musique obéit toujours aux règles de la Modalité, tout en les déployant au-delà de leurs limites, laissant pressentir une dimension nouvelle par le jeu des dissonances, de plus en plus audacieux (Gesualdo).

– Symbolique :

Si cette étape est encore transitionnelle dans le processus du baptême de l’échelle comme « gamme », elle opère ce premier nouage entre l’expérience spirituelle, sensible, subjective, de la prière, et sa transposition technique sous forme de codage, où le sens poétique de chaque phrase disparaît devant l’usage purement technicien de sa première syllabe. Mais sur le plan symbolique, ce nouage ouvre aussi à la TRANSFUSION DES VERTUS BAPTISMALES DE L’EAU À LA MUSIQUE TOUTE ENTIÈRE, passage de l’immersion dans l’onde liquide à l’immersion dans l’onde aérienne, « transmission de pouvoir » qui ne sera accomplie qu’avec le baptême du septième degré, favorisant le retournement tonal.

Sur le plan symbolique cette « transmission de pouvoir » entre un rituel initiatique chrétien et l’art des sons place ce dernier dans une dimension opérative singulière, où la notion d’initiation peut prendre un nouveau sens, non religieux, quant au fonctionnement du psychisme humain.

3)- LA GAMME ET « LA TEMPÊTE TRITONIENNE ».

La quatrième étape (XVIIe) est l’achèvement du processus avec le baptême de la septième note (Si) qui fait passer la simple échelle au rang de gamme au sens moderne (tonal). C’est aussi la conséquence logique des étapes précédentes : l’invention de la Tonalité qui, prenant appui sur une dissonance jusqu’alors interdite (Quarte augmentée = Triton), ouvre l’art musical en donnant à cette dimension nouvelle (la 3e dimension) de nouvelles règles : les lois de l’Harmonie (et donc la « grande musique », Bach, Mozart, Beethoven) Cela bouleversera les fondements, tant techniques que symboliques de l’univers modal.

Rabelais semble en avoir eu une intuition claire dès le milieu du XVIe siècle, associant la foisonnante symbolique médiévale à la mutation historique dont il est le témoin.

« Hors toute la gamme »

Dans son Quart Livre, Rabelais met en scène Panurge et Frère Jean, pris dans une tempête qui menace d’engloutir leur navire. Littéralement liquéfié d’une terreur sans nom, Panurge régresse dans un langage incompréhensible, après avoir invoqué la gamme musicale, mais sous un angle précis : son incomplétude, son manque.

« Zalas, Zalas, nous sommes au dessus de Ela. Hors toute la gamme. Bebe be bous bous. Zalas à ceste heure sommes nous au dessoubs de Gama ut ».

Au dessus de La, en dessous de Ut (Do), Panurge semble désigner par ce « hors de toute la gamme » ce degré alors sans nom entre La et le Do supérieur, le septième degré.

Jusqu’alors, ce degré n’était désigné selon l’ordre alphabétique que par la lettre B, que l’on peut entendre dans l’absurde répétition (« bébé be bous bous ») que l’apparent délire verbal de Panurge intercale entre « au dessus d’ela » et « en dessous de gamma ut ». Le fait que cela advienne le jour de la Saint-Jean semble ainsi présager de la nature de ce « nom qui manque », avant son introduction officielle un demi siècle plus tard, mmassociant en Si les deux initiales de Sancte Iohanes (attribué à Anselme de Flandres, fin XVIe)

Sur le plan symbolique Rabelais restitue l’évènement en résonance avec celui qui vit naître la prière : la détresse de Paul Diacre perdant la voix au moment crucial du rite pascal. Sauf qu’ici la puissance baptismale de l’eau se change ici en redoutable tempête, le pouvoir régulateur de la gamme semblant impuissant à la calmer, puisque le navire se trouve « hors de toute gamme ». Il ne manque donc qu’un mot pour combler ce vide dans lequel il menace de sombrer, aussi bien dans l’eau que dans la matière sonore informe, de la voix : « Bous, bous, bous, paisch. hu, hu. hu, ha ha. ha. ha. ha. Ie naye. Zalas, Zalas, hu, hu. hu, hu, hu, hu. Bebe bous, bous bobous, bobous, ho, ho, ho, ho, ho. Zalas, Zalas… » Ce bégayant déluge verbal prélude à un retournement radical : « A ceste heure soys bien apoinct l’arbre forchu, les pieds à mont, la teste en bas », se terminant par une supplique désespérée à frère Jean de recevoir la bénédiction divine, où la « vague de tous les diables » est aussitôt renommée « vague de Dieu ». Un demi-siècle plus tard, l’officialisation de la note Si viendra répondre aux intuitions poétiques de Rabelais, introduisant avec le Triton le loup dans la bergerie angélique.

– Le Triton.

Chanter successivement les degrés de la gamme ne peut s’arrêter sur le septième pour compléter l’ascension : il tend irrésistiblement vers le huitième (qui est aussi le premier degré de l’octave supérieur) . Pour compenser, on peut l’abaisser d’un demi-ton (be « mol »). Cette position mutable lui valut le nom de « note sensible », et jouera un rôle essentiel dans le processus de mutation de la technique musicale.

Selon le système modal, la musique est sensée représenter le choeur des anges, favorisant les consonances et proscrivant les dissonances comme « diaboliques ». Or le septième degré se trouve dans un rapport hautement dissonant avec le quatrième. C’est l’intervalle de Quarte augmentée – Fa-Si – qui est large de trois tons entiers, appelé Triton ou « Diabolus in musica ». Si cet intervalle fut d’abord interdit comme dissonance insoutenable, la superposition de plusieurs voix obligea souvent de passer par lui, mais de façon transitionnelle, créant une tension passagère aussitôt résolue en revenant à l’ordre premier, modal.

Pour entendre la dimension symbolique de la mutation à venir, revenons en arrière : l’ordre modal s’inscrit dans une vision fixe du monde (non évolutif) où la terre se tient immobile au centre du cosmos. La mélodie modale se développe à partir d’une note fondamentale fixe – représentant Dieu – entourée de la mélodie qui exprime la prière de l’homme, accordée au chant des anges (évitant les dissonances diaboliques). C’est cette image originaire qui sert de matrice et de cadre à l’évènement musical médiéval, et c’est elle que la mutation va remettre en question par l’intégration des dissonances, donnant une fonction nouvelle à la plus tendue d’entre elles : le Triton.

Pour en saisir tout l’enjeu de la suite, il faut préciser ici la singularité « topologique » du triton dans la gamme, par rapport aux autres intervalles : si je pars d’une note de base en m’élevant progressivement vers l’aigu, je m’en éloigne jusqu’à une fréquence précise, qui se trouve à égale distance de la note de base et de son octave aigu. Le triton est la mesure de ce demi-octave, seul intervalle de la gamme dont le renversement est identique à lui-même. Ce qui donne à son appellation métaphorique « diabolus » – le Diviseur – une précision mathématique remarquable.

Concluons cette étape (nous sommes à la Renaissance) : lorsque, avec la polyphonie, l’écoute se « latéralise » en percevant plusieurs voix différentes simultanément, elle perçoit alors un jeu permanent de tension-détente qui ne joue plus seulement entre les notes, mais entre groupes de notes « allant bien ensembles », (ou moins bien) : les accords. Ce concept nouveau-venu dans la syntaxe musicale jouera un rôle prédominant dans la musique tonale, « l’accord parfait » (Do Mi Sol Do) tendant à prendre la fonction « identitaire » que joue la note fondamentale dans la musique modale, pour hiérarchiser entre eux les groupes de sons « qui vont bien ensembles » et ceux qui vont moins bien, évitant là encore ceux qui ne vont pas du tout.

– 4) LE RETOURNEMENT TONAL XVIIe siècle :

C’est à Monteverdi que l’on peut attribuer l’opération de mutation. Prenant l’accord parfait, totalement consonant, comme référence de la « tonalité », il y ajoute le septième degré sous sa forme abaissée (Bé-mol) : celui entre alors en tension de triton avec la note Mi, transformant la perfection paisible de l’accord en une tension, appelant une résolution. Mais au lieu de revenir à l’accord parfait pur, il va au contraire s’appuyer – comme un levier – sur la dissonance pour CHANGER D’ACCORD, un nouvel ordre où la dissonance se résout « naturellement ». Le triton joue ici le rôle de pivot, d’articulateur. C’est ici l’apparition d’un outil nouveau, chargé de gérer « harmoniquement » l’articulation des accords : la Modulation tonale. Ici, l’immuable référence identitaire modale – « une et divine » – laisse la place à des multiplicités mobiles, gérées par de nouvelles lois favorisant cette mobilité, et son évolution vers la complexité. Et cela, notons le, par l’intégration du « Diviseur ».

À la syntaxe musicale modale se rajoutent donc 4 nouveaux outils charger d’introduire un ordre (plusieurs) dans cette troisième dimension de l’écoute: la Gamme, permettant de nommer les Accords, la Dissonance comme fonction dynamique de la Modulation. Ouvrant à cette nouvelle possibilité, Monteverdi ouvre la musique à un espace de transformation apparemment illimité, donc Bach, Mozart ou Beethoven révéleront la stupéfiante richesse.

– Symbolique :

Remarquons ici que la symbolique de la prière prend un sens nouveau avec cette lecture musicale : l’intervalle qui sépare/relie les deux protagonistes (Fa/Si : Famuli-Sancte Iohanes) est précisément le triton, qui donne une valeur hautement tensorielle au rapport entre celui qui demande et celui qui est sensé répondre. C’est donc l’intégration de la dynamique propre à cette tension qui, selon cette lecture, aurait pouvoir « thérapeutique ». La réponse – l’immersion dans l’Onde – est effectivement incommensurable à la question, décalage donnant à cette tension un pouvoir transformateur radical. (C’est cette dimension qui retint particulièrement l’attention d’Alain Didier Weill, en rapport avec le travail de Lacan).

« Cul pas dessus tête » précise Rabelais, le retournement de valeur est total : la dissonance interdite s’intègre à la syntaxe musicale pour devenir le pivot de ses transformations, et y dynamiser la progression d’un ordre nouveau. Par cette opération, l’art musical va quitter la matrice symbolique d’un monde immuable fixé par la liturgie, pour un monde dynamique en transformation permanente. Le fait qu’elle soit exactement contemporaine de la révolution apportée par Galilée dans l’ordre cosmique – la terre perd sa position centrale et fixe pour tourner dans le vide stellaire autour du soleil – donne à cette opération musicale une portée signifiante remarquable, en résonance avec les bouleversements théologiques, philosophiques, scientifiques qui s’en suivront : les premiers moments de la Modernité, vectorisée par une nouvelle « foi » : le « Progrès ».

Le « changement de paradigme » du XVIIe siècle est un retournement de valeur : passer de la priorité au ciel divin à la terre humaine. Il voit changer le rapport de l’homme à la matière (et donc à son corps), passant de matière impure et méprisable à objet de recherche scientifique. Soit d’une connaissance qui ne descend plus, verticale et « toute faite », de la Vérité divine (immuable et immédiate), mais monte progressivement de la découverte des lois propres au monde matériel, impliquant la recherche, l’expérimentation, la temporalité, la patience, le doute, le devenir. Si la référence une-et-fixe modale désignait Dieu, la référence multiple et mobile semble alors désigner la Raison, dans son sens premier (pythagoricien) de Ratio : Rapport, fondant cette capacité d’établir diverses formes de liens entre les choses, l’intel-ligence. Celle-ci cesse d’obéir à l’unicité immuable de la parole divine pour s’ouvrir à la multiplicité des recherches humaines, l’intel-ligence prenant une dimension collective et interactive avec les échanges multiples se développant alors entre savants (le rôle de Mersenne). Le mot « intel-lectuel » y prend tout son sens : capable d’inter-lectures du monde (Descartes, Spinoza, Pascal, Newton).

Contemporaine des exploits vertigineux de la grande polyphonie de la Renaissance, l’intuition de Rabelais semble prendre corps : pour ce témoin de la déchirure entre catholiques et protestants, la tempête qui retourna Panurge « les pieds à mont, la teste en bas » – et que la gamme ne peut contenir pour cause de note sans nom, « hors de toute gamme » – s’avère être clairement une « tempête tritonienne » avec sa « vague du diable » (dia-bole, le Diviseur, est contraire du sym-bole, qui unit) qui menace de bouleverser l’ordre immuable de l’unité chrétienne ancestrale. Et c’est bien le nom qu’il suggéra en situant l’évènement le jour de sa fête liturgique – Saint-Jean – qui permettra de calmer la tempête en en canalisant l’énergie autrement, passant du fixe immuable consonant à la dynamique évolutive grâce à l’intégration des dissonances.

Pour résumer cette étape cruciale, l’intégration de l’interdit génère une dynamique de renversement des valeurs qui « défixe » le modèle premier, pour ouvrir l’exploration d’une dimension nouvelle pour l’écoute, mais aussi pour l’intelligence sensible du monde en mutation.

5)- DOMINUS (18e siècle)

La Quatrième étape semble secondaire, purement technique encore : le changement de la note Ut, pour des raisons euphoniques, en Do. Il est attribué au compositeur Bononcini, en hommage à un autre compositeur dont il aurait pris la première syllabe du nom : Doni. Mais curieusement, quoique indirect, l’espace symbolique de la prière semble toujours actif : Doni se prénomme Jean-Baptiste, et Bononcini composa lui-même une remarquable « Décollation de Jean-Baptiste »..

Doni étant le diminutif de Dominus, c’est donc le Seigneur lui-même – celui que la prière de Paul permit de commémorer la résurrection – qui vient prendre place sur le huitième degré, donnant tous son sens au degré « sensible » qui le précède (Si-Do) celui dont la voix « crie dans le désert » (Si) pour annoncer la venue prochaine du Seigneur (Do). Remarquons ici l’étonnante coïncidence symbolique avec Jezn-Baptiste Doni : « Jean-Baptiste Seigneur » = Si Do (décidément, le symbole semble vouloir insister). D’un certain point de vue, le comportement de l’Immergeur, vêtu de peau de bête, ses cheveux consacrés de Nazir non coupés depuis sa naissance, exhortant à se repentir jusqu’à Hérode lui-même (ce qui lui coûtera la tête), est un comportement de nature tritonienne. Le baptême de Jésus – devenant alors officiellement « Christ » lorsque la voix de Dieu le confirme – semble alors mettre en scène la transition musicale de Si à Do : transition ultime du Diabolus en Dominus, l’accomplissement du Baptême du Seigneur dans l’évangile semble préfigurer ainsi symboliquement l’ultime étape du baptême de la gamme, dix sept siècles plus tard.

– 5 bis) TEMPÉRAMENT

Cette étape est contemporaine d’un évènement majeur, qui marque non seulement l’intégration du triton dans la syntaxe musicale, mais la transformation de la gamme elle-même, transformation unique dans l’histoire de la musique, qui caractérise la musique occidentale par rapport à toutes les musiques de la planète, et dont Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, etc. exploreront les possibilités jusqu’au grandiose.

Le modèle antique de la gamme modale était une échelle aux degrés inégaux, certains « tons » plus larges que d’autres, certains « demi-tons » plus petits. Si cela autorise une expressivité mélodique remarquable, subtile (que l’on peut entendre dans les chants indiens, arabes), ces inégalités posèrent problème pour opérer la mutation tonale : la modulation, transition d’un accord à un autre, oblige à égaliser les intervalles entre les degrés.

Ce qui souleva un problème mathématique redoutable, lié à l’héritage pythagoricien et une certaine conception du Cosmos (la « musique des Sphères » grecque devient le « chœur des anges » médiéval), dont les conséquences philosophiques et théologiques vinrent se mêler aux préoccupations des compositeurs, et des luthiers : le problème du « Tempérament égal ».

La découverte « cosmique » de Pythagore tient aux rapports entre consonances et rapports de nombres entiers, rapports étendus à l’univers et ses « sphères », donnant au Nombre une place conceptuelle centrale, et à la Mesure la fonction de connaissance, par l’humain, du Cosmos. Or, quelle ne fut pas l’angoisse existentielle de Pythagore qui, spéculant sur les rapports géométriques de Carré – qui, dans son système symbolique REPRÉSENTE LA MESURE ELLE-MÊME – découvre que la longueur de la diagonale et celle du côté n’ont aucun diviseurs communs !!! Pas de mesure communes ils sont réciproquement INCOMMENSURABLES…

Il faut ici noter toute la portée de la réaction de Pythagore (selon la légende), tellement symptomatique de toute la représentation du monde occidental dont il est une des pierres fondatrices (et dont, à l’heure de la numérisation totalitaire du monde, il serait bon de méditer les effets pervers) : il interdit à ses disciples de révéler ce nombre impossible, sous peine de mort ! Par opposition au Logos – qu’il posait comme fondateur des rapports harmonieux du Cosmos – il le classa comme Alogos – hors-rapport – repoussant de plusieurs siècles la découverte des nombres Irrationnels, le refoulé grec ayant été retravaillé avec succès par la tradition arabo-musulmane, qui – avec le zéro – donnera une impulsion décisive aux mathématiques européennes.

L’intéressant ici, c’est le fait que le rapport mathématique « impossible » des longueurs du carré (selon les nombres entiers rationnels – et aujourd’hui désigné par le nombre irrationnel « Racine carrée de 2 » ) est précisément le même que l’intervalle divisant l’intervalle d’octave en deux tritons (ce que les moines, renouvelant pourtant l’interdit pythagoricien, ne pouvaient savoir, les nombres irrationnels n’étant pas encore inventés). L’intervalle d’octave mettant en rapport deux fréquences dont l’une est deux fois plus rapide que l’autre, sa division en douze degrés égaux oblige d’utiliser racine carrée de 2 comme module « unitaire ». C’est ainsi que le Diviseur, jusqu’alors considéré comme exclu du monde des rapports possibles, a fini par configurer la structure même de la matière sonore à sa propre mesure, qui est paradoxalement celle de l’incommensurable. Ainsi, a-logos devient au sein du Logos ce que les nombres irrationnels sont au sein des rationnels : un ferment qui, depuis son « impossible », défixe le logos de ses certitudes « carrées », l’ouvrant à l’exploration de tous les possibles. En cela, le tempérament égalisé de la gamme conclut un long et progressif retournement de valeur qui, par l’introduction d’une dissonance spécifique – « dia-bolique » – dans le modèle cosmique, harmonieux et immuable du Chœur des anges, fait basculer l’enjeu de la contemplation-louange du Divin à la mise en oeuvre d’une dynamique proprement humaine, impliquant l’exploration de l’inconnu, l’écoute et la maîtrise de la matière, ouvrant sur le nouvel horizon de l’humain : le « Progrès ».

6) – MEPHISTO. (XIXe siècle).

L’histoire ne s’arrête pas là : la richesse offerte par l’espace-temps tonal va générer un processus analogue à celui qui mit le système modal en crise, où la notion de tonalité va se complexifier de manière grandiose (Bach, Mozart, Beethoven, Berlioz, etc.) jusqu’à perdre ses limites vers la fin du XIXe siècle. Déjà Wagner avait contribué à diluer les repères, témoignant d’un flux qui semble vouloir se dégager de ses limites harmoniques en rendant la tonalité de base de moins en moins déterminante. On peut parler alors de poly-tonalité. Debussy poursuivra cette exploration de la dimension liquide des repères tonals, déjouant la gamme classique en explorant une gamme faite de 6 tons entiers 😊 deux tritons), ouvrant le champ à un ultime bouleversement : la disparition de la tonalité avec Schoenberg et sa musique Atonale, « libérant toutes les dissonances » au tournant du XXe siècle. Ce siècle où l’idéal de la Modernité va prendre un choc irrémédiable avec l’explosion d’Hiroshima. C’est l’entrée dans la « Post-modernité », où la foi dans le Progrès Salvateur va commencer à perdre de sa consistance.

Là encore, c’est par l’opération du Triton que cette transition s’opère à la moitié du siècle avec le Faust de Berlioz, mais cette fois-ci non seulement comme intervalle entre deux notes, mais ENTRE DEUX TONALITÉS : l’arrivée sur scène du diable Méphistophélès est mise en sons avec le passage de la tonalité de Fa à celle de Si (notons que le prénom de Faust est précisément Iohanes). Devenu « Triton tonal », l’intervalle qui a permis l’élaboration des lois tonales redevient explicitement le Diviseur qui annonce leur obsolescence prochaine. Savoir que le pacte de Faust avec le Diable lui donne « tous pouvoirs sur la matière » prend ici un sens large, quant au même moment les progrès technologiques développent très concrètement et très efficacement ce pouvoir, comme accomplissement manifeste de la démarche vers le progrès salvateur ouverte plus deux siècles plus tôt (en même temps que la première légende de Faust, qui semble jouer au même jeu de ricochet symbolique par delà les siècles). Le Triton de Faust résonne dramatiquement au moment où la culture occidentale, aveuglée par les effets tangibles du « progrés », se prépare à entrer dans un nouveau paradigme.

– 7) AUJOURD’HUI.

– Le tournant du XXe siècle

Einstein, Freud, Marx seront les contemporains de Schoenberg. Coupant la musique de ses racines harmoniques en abolissant toute hiérarchie entre les notes (au détriment des attractions harmoniques), il ouvre un nouvel espace d’indétermination – a-tonal – susceptible d’un désordre sans limite auquel il imposera de nouvelles règles programmatiques, dont l’appellation « Sérielle » résonne de façon troublante avec le début de la production industrielle des objets en série (cf. Duchamp, exposant avec l’urinoir un objet fait en série ).

La musique sérielle n’a pas tué la tonalité, mais la « libération des dissonances » eut un effet magistral dans l’écoute, comme en témoigne l’accueil de la musique des noirs d’amérique, à partir du Blues qui fonctionne sur un accord tritonien (septième de dominante)(et qui, là encore a à voir avec le diable), jusqu’aux virtuosités vertigineuses du Jazz, et les violences ultra-tritoniennes du Rock (Jimmy Hendrix). Le paysage musical prenant des dimensions mondiales, la complexité contemporaine ne se limite plus aux explorations propres à une seule tradition, mais à la rencontre de plusieurs, les « musiques du monde » rencontrant – à leurs risques et périls – les perspectives tonales et atonales contemporaines, le jazz jouant un rôle très actif dans ces nouvelles articulations.

De la monodie modale à la polyphonie, puis de l’harmonie tonale aux audaces polytonales, un même processus en arborescence qui va du simple au complexe, vectorisé par l’apparition d’une dimension supplémentaire pour l’écoute, et la métabolisation d’une tension extrême. De la musique atonale à la complexité « poly-culturelle » actuelle, le même processus témoignerait-il de l’action d’une dimension encore inconnue, capable d’articuler cette diversité dans une nouvelle dynamique collective, à l’échelle mondiale ? Si la modalité se fondait sur Dieu, l’Harmonie tonale sur la Raison, le Sérialisme sur la métabolisation de toutes les dissonances et la « démocratisation de la gamme (Schoenberg dixit), sur quoi pourrait se fonder une articulation musicale planétaire ?

Pour tenter d’entendre aujourd’hui, retournons aux sources légendaires

La question première et dernière n’est-elle pas celle – mise en scène dans l’évangile avec Zacharie – de la foi en la fécondité ? Et le rôle si paradoxal de a-logos ne nous indique-t-il pas un processus psychique spécifique lié à l’intégration d’une tension a priori « adverse », devenue facteur de mutation ? Mais mettre un signe sur racine de 2 pour l’introduire dans le logos mathématique ne signifie pas avoir résolu la question de l’incommensurabilité, qui se déplace dans d’autres dimensions: ainsi, les deux grandes lectures du cosmos selon la physique actuelle – classique-relativiste et quantique – bien que fécondes chacune dans leur domaine, sont réciproquement incommensurables.

Ce voyage dans les coulisses acoustiques de l’Histoire soulève bien des questions énigmatiques : sur plusieurs siècles, le baptême de la gamme déploie un jeu de coïncidences symboliques suffisamment insistant pour y pressentir l’accomplissement d’un processus qui dépasse largement les intentions de ses divers opérateurs, chacun ignorant toutes les implications de son travail singulier. On peut y voir l’effet d’une intention « plus qu’humaine », d’ordre ésotérique fortement ambivalent : l’introduction du Diable dans la maison des anges, signe de perversion d’une pureté originelle, ou au contraire d’une ouverture du potentiel humain vers le progrès. Si l’on se passe d’une intention volontaire divine ou-et diabolique, on peut aussi y lire la dynamique du « retour du refoulé » et y entendre les effets de l’intégration dans processus inconscient dans la conscience. De toute façon, le fait que l’intervalle interdit désigne le milieu d’un octave permet de deviner que le jeu des spéculations ne pouvait qu’en rencontrer, d’une manière ou d’une autre, la spécificité si ambigüe.

À l’heure où la tempête mondiale se profile à l’horizon, menaçant d’engloutir le vaisseau terrestre « hors de toute gamme », saurons nous, comme Panurge, sortir de la parole perdue, bafouillante, en visant le Nom qui manque, quitte à se retrouver « les pieds à mont, la teste en bas » ? La bénédiction de frère Jean permettra-t-elle de transformer la « Vague du Diable » en « Vague de Dieu ? S’il est impossible d’augurer des formes musicales qui naîtront du brassage actuel, on peut deviner que cette dimension, potentiellement capable d’introduire de nouveaux champs de créativité en traversant les richesses propres à là diversité des cultures, donnera au mot « humain » un sens et une profondeur qu’il n’a pas encore.

– D.B.-

Publication d’origine https://www.facebook.com/photo/?fbid=10161329260989589&set=a.10151603705184589

Interprétation du Ut queant laxis par Donna Stewart

Pour en savoir plus : « Le Diabolus des sages »

Pour en savoir plus : « Le Diabolus des sages », éd. http://signatura.fr/

Sources
Voir aussi